mercredi 23 janvier 2008

Piste 18 : "Toothpaste Kisses" par les Maccabees

Ils ont rendez-vous au bar, comme à la vieille époque. Il tient un stylo entre ses doigts, et un cahier, usé et maltraité par le temps, est ouvert devant lui. Posant son regard sur sa Guinness à peine entamée, il se dit qu’elle ne viendra peut-être pas ce soir. Elle se fait lâche ces derniers temps, c’est vrai, mais il aurait pensé qu’elle n’oserait pas ne pas se montrer, ici, dans son propre bar. "Elle m’a oublié" murmure-t-il dans le vacarme ambiant ; pour lui-même, sans aucun doute, mais certainement un peu pour elle aussi. Peut-être espère-t-il toujours. Mais les secondes et les minutes et les heures passent à une allure affolante et, bien qu’il ait appris très tôt à prendre son mal en patience avec elle, il prend peu à peu conscience du fossé qui s’est creusé entre eux. L’intimité a été perdue quelque part sur la route. Définitivement ? Il ne veut y songer, mais ne peut néanmoins pas chasser cette éventualité de son esprit. Portant enfin le divin breuvage à ses lèvres, il jette un dernier regard sur ce triste monde engourdi, un regard empli d’arrogance et de détresse, de ceux qui ne parlent plus qu’ils ne voient, désolantes braises à l’ardeur perdue dans un passé depuis déjà fort longtemps révolu.


On craque une allumette. Une agréable mélodie au ukulélé l'envahit délicatement. Il s’était endormi. Il ouvre donc, non sans difficulté, ses yeux, et les voit. Les lucioles. C’est vrai qu’elles sont belles. Les lampions, aussi. Bleues, rouges, jaunes, vertes, ces lumières éthérées et suaves le baignent dans une atmosphère onirique et crépusculaire. Le décor aussi a changé : voguant sur un paisible cours d'eau, entouré par les ténèbres de la nuit rurale, le voilà désormais installé dans cette incroyable barque illuminée.

Un chant surgit alors de nulle part dans cet ailleurs extraordinaire. "Un homme au cœur brisé" se dit-il, tant cette voix lui semble exprimer tout ce qu’il ressentait depuis des jours, mais surtout des nuits, restant éveillé jusqu’à ces heures tardives du soir que les heureux de ce monde ne connaîtront probablement jamais. Pourtant, il s’agit là d’une chanson d’amour, avec de jolies et simples paroles ; mais ce chant, qu’il sent tout en retenue, ne laisse pour lui aucun doute quand à l’issue de cette relation amoureuse. Les baisers au dentifrice ne sont plus, et réactiver ce genre de souvenirs heureux et fugaces est périlleux, malgré tout le plaisir que l’on éprouve en y replongeant. Il réalise alors qu’il ne fait qu’écouter que sa propre histoire, et que cette voix est sienne, et que cette mélodie n’est que la retranscription des mouvements incessants de son âme, et que cette chanson est celle que son cœur attendait depuis si longtemps pour battre à nouveau, celle qui devait lui rappeler pour l’éternité que l’amour a une vie.

"Jeune homme, c’est l’heure de rentrer chez toi." Retour à la réalité. Il se lève promptement, remarque que sa Guinness a été vidé durant son voyage sur la barque illuminée, que son stylo est par terre, tout comme son cahier décrépit. Un message a été déposé à l’intérieur de son cahier. Cette écriture souple et aérienne, il la connaît par coeur : "Quelquefois toujours". Il sourit. Cet ultime vestige d’eux, il veut en faire un avion. Il ne sait pas vraiment pourquoi, mais il a le sentiment que c’est un acte fondamental et essentiel de son existence, et qu’il se doit de l’accomplir. Une question de vie ou de mort.

Il sort, un petit avion en papier jaune dans la main. Et l’envoie dans les airs. Il vole sublimement.


PS: des fois que le ciel ne veuille plus emprunter la couleur de vos amours.