jeudi 6 mars 2008

Piste 20 : "Gone Under Sea" par Electrelane

J’ai réorganisé ma discothèque. Enfin. Besogne qui aurait dû être exécuté depuis belle lurette déjà, mais bon, maintenant que c’est fait on va pas se plaindre. Qu’est-ce qui n’allait plus avec l’ancienne disposition ? Oh, si peu. Elle m’ennuyait. Non, ce n’est pas le bon terme. Révulsait. Voilà. Accrocher le regard de son distrait et insouciant propriétaire pour l'entraîner dans un tourbillon mélancolique, et l'y faire valser jusqu’à l'en rendre saoul, jusqu’à ce que son esprit soit assailli de réminiscences à foison, jusqu’à ce que le silence qui régnait paisiblement dans la chambre lui en devienne insoutenable et assourdissant : c’est bien là l’unique fonction d’une discothèque. Etre apte à nous transporter vers des contrées désormais inaccessibles.
Aussi, l’ordre alphabétique, qui faisait de Bob Dylan et Dr. Dre résidents de la même colonne et de Miossec et Queens of the Stone Age voisins de palier, avait perdu bien vite cette faculté. Le rangement autobiographique, j’y ai pensé : toutefois, comment diantre se rappeler si la découverte des Violent Femmes s’est faite avant ou après l’illumination Gulag Orkestar ? Et quid de Tea for the Tillerman ou de Jim Croce ? Ces chansons que je connais depuis si longtemps mais que je n’ai appris à apprécier que depuis peu, où les situer dans cette infernale chienlit qu’est la disposition autobiographique ? Enfin, après moultes tergiversations et de nombreux cheveux arrachés par une main devenue furieusement incontrôlable, la chronologique vainquit aux points ces concurrentes.


Pourquoi je raconte ça, je ne sais pas très bien moi-même. Tout ce que je peux dire, ce que la vue de ma discothèque relookée des pieds à la tête, drapée de sa robe couleur du temps, m’émeut profondément. Allez savoir pourquoi, mais lorsque je me suis aperçu que The Power Out d’Electrelane était confortablement lové entre le Let It Die de Feist et Rejoicing in the Hands de Devendra Banhart, je n’ai pu que subir un flux extraordinaire de joie et de réconfort, éprouvant pendant ce moment fugace et évanescent un formidable bonheur d’exister. L’instant d’après, tout s’en était allé, ne laissant derrière lui qu'un imbécile dévisageant un meuble rempli de disques, un sourire benêt bloqué sur le visage lui donnant l’air (je cite une témoin présente au moment des faits) "d’un petit vicieux qui s’astique en zieutant un manga pornographique très bas de gamme". La classe, en somme.
J’ai tenté depuis de réitérer cette expérience quasi-mystique, examinant tous les recoins de mon mur de sons, fixant jusqu’à la nausée certains albums auxquels je me sens plus attaché que celui des filles de Brighton, mais rien, nada, même avec If You’re Feeling Sinister, c’est dire. Je l’aime bien ce disque, mais sans plus, vraiment. Je l’écoute là et, oui, c’est bien chouette et les chansons sont bonnes et "Take the Bit Between Your Teeth" claque toujours comme c’est pas permis et, oui oui oui, Mia Clarke est définitivement ma guitariste favorite parmi les favoris… oui, mais dans ce cas, pourquoi ça ne m’a pas au moins fait pareil quand mes yeux se sont posés sur, je sais pas moi, Funeral par exemple, hein ? Je veux dire, "Rebellion (Lies)" ou "Wake Up" ou, putain, même "Crown of Love" me font plus d’effets que tout The Power Out. Donc, je ne comprends pas. Du tout. Bon, y a bien "Gone Under Sea" qui m’a filé quelques frissons tout à l’heure, de sacrés frissons d’ailleurs, mais il faut dire qu’en la réécoutant, une image floue et volatile n’a cessé de surgir de je-ne-sais-où pour aussitôt s’évanouir dans des brumes opaques et facétieuses…

…Mais si, c’est cet après-midi où on était tous les 6 dans la chambre des jumeaux, réunis à nouveau comme les doigts de la main, qu’on disait. C’était au début de l’hiver je crois bien. Oui voilà, c’était juste avant un concert, je ne sais plus lequel, où nous devions tous allés. Même elle. Elle avait acheté sa place sur Internet depuis sa campagne galloise où elle avait décidé de se terrer, apeurée de goûter à la félicité pure et sans fard qui lui tendait les bras. Ce n’était bien évidemment pas ça, mais celui que j’étais alors, un naïf au romantisme enfiévré et inoxydable, aurait bien aimé s’offrir cette consolation – que cette fille dont il était si éperdument amoureux, et qui, il en avait une certitude absolue, n’en éprouvait pas moins pour lui, n’était finalement qu’une "déceptive" (il avait lu ça chez Houellebecq récemment)…
Quoi qu’il en soit, cet après-midi-là – ah oui, ça y est! j’en ai l’image nette maintenant –, cet après-midi-là donc nous nous étions donnés rendez-vous chez Théo et Virginie et, de là, nous partirions tous ensemble pour le concert. Les jumeaux étaient sur leurs lits respectifs, Nassima entre eux deux, considérant rêveusement le joint qu’elle tenait délicatement entre ses doigts, Zachary jouait avec le fameux "Bidule" qui reposait glorieusement sur un des bureaux, et moi j'étais par terre, adossé à la porte, faisant du mieux que je pouvais pour ne pas la regarder, divine et solaire qu’elle était la sournoise, se tenant dans un coin de la pièce du haut de son insolence. Théo nous faisait écouter ces trouvailles indies du moment, sorte de mise en jambe avant la déflagration sonique qu'il nous promettait pour le soir même. Mais je n'avais pas la tête à la musique. Elle non plus je crois. Notre mutisme était contagieux et, quand les dernières notes de "Good Dancers" des Sleepy Jackson retentirent, les mouches même auraient été intimidées de voler, tant le silence de cathédrale que nous avions imposés dans la chambre semblait plein de promesses d'engueulades.
Et puis, un de ces moments advint. Vous savez bien, un de ceux où deux cœurs rentrent aussi promptement qu’inexplicablement en totale symbiose le temps d’un instant, où les mots ne valent plus grand-chose face à la justesse et à la saveur d’éternité contenues dans un simple regard, et en me décidant à enfin croiser le sien, je compris immédiatement. Je compris que le ciel ne serait dorénavant plus assez grand pour nous et que cet instant si précieux n'était que l'esquisse bien pauvre d'un rêve magnifique et impensable.

Ce moment dura précisément 3 minutes et 14 secondes.

Le temps d’une chanson.